L’Hadopi met un pied dans les lieux publics d’accès à Internet !

Cela fait un moment maintenant que j’essaie d’alerter sur les risques qu’Hadopi fait courir pour l’accès public à Internet, dans les bibliothèques, mais aussi dans les universités, les espaces publics numériques, les hôpitaux, les parcs, les aéroports, les administrations, les associations, et toutes les personnes morales en général.

Or le lancement aujourd’hui de la campagne de communication de l’Hadopi autour de son Label PUR [sic] me donne le sentiment que les craintes que je nourrissais à ce sujet sont avérées.

On peut lire en effet sur le blog de l’Association des Maires des Grandes Villes de France (AMGVF) que l’Hadopi entend s’appuyer sur les collectivités locales pour relayer sa campagne, et notamment sur les espaces publics numériques (EPN), ainsi que les écoles :

Pour relayer ses messages, l’Hadopi souhaite mobiliser les collectivités territoriales qui via les espaces publics numériques et les écoles peuvent contribuer à influer sur les comportements des internautes. L’autorité met donc à disposition des supports d’information (dépliants, plaquettes) et des modules pédagogiques pour expliquer de manière pédagogique et ludique, l’importance du respect du droit d’auteur.

L’Hadopi a déjà montré de quoi elle était capable en matière de « pédagogie » du droit d’auteur. On se souvient encore du film d’animation Super Crapule Vs Super Hadopi, diffusé sur France 5, qui entendait initier d’une manière risible et caricaturale nos chères têtes blondes à la question du respect de la propriété intellectuelle sur Internet.

Il y a tout lieu de penser que les supports et modules pédagogiques fournis par l’Hadopi aux collectivités locales seront de cet acabit. Or ces supports visent ni plus ni moins à instrumentaliser des lieux publics d’apprentissage du rapport à l’internet pour diffuser une propagande, marquée par une vision complètement déséquilibrée de la propriété intellectuelle.

La propriété intellectuelle est en effet avant tout un système d’équilibre, même si on a hélas tendance à perdre de vue cet aspect en France. Il y a certes d’un côté les droits moraux et patrimoniaux dont bénéficient les auteurs et leurs ayants droit, mais il existe aussi des mécanismes qui viennent contrebalancer, au nom de l’intérêt général et de certaines libertés fondamentales, le monopole exclusif des titulaires de droits : les exceptions et limitations au droit d’auteur, des licences légales ou encore le domaine public.

Si l’on doit conduire une politique de pédagogie sur le droit d’auteur dans les lieux publics, peut-on concevoir que l’on enseigne uniquement « le respect du droit d’auteur« , et que l’on laisse dans l’ombre les mécanismes d’équilibre qui jouent un rôle si important pour la respiration du système ? Peut-on concevoir également que l’on enseigne pas l’existence des licences libres, alors qu’elles apportent une contribution essentielle à la régulation pacifique des usages en ligne ? Que l’on passe sous silence la question des biens communs ? Est-ce cela l’information literacy que nous voulons donner à nos usagers ?

Voilà pourquoi je pense qu’il faut exiger de l’Hadopi la transmission du contenu de ces supports avant diffusion, vérifier leur teneur et exiger le cas échéant que l’on informe sur la propriété intellectuelle de manière équilibrée, en présentant à la même hauteur que le droit d’auteur les droits et libertés fondamentales qui le contrebalancent (exactement comme l’a fait le Conseil Constitutionnel dans sa décision consacrant l’accès à Internet comme une liberté publique).

Cette volonté de s’appuyer sur le système éducatif et les espaces publics pour diffuser une vision déformée du droit d’auteur rappelle de funestes précédents.  En 2006 au Canada, une vaste campagne de (dés)information avait été organisée autour du personnage risible de Captain Copyright, soulevant de vives réactions de protestation. Face à la mobilisation de la société civile (enseignants, bibliothécaires), ce projet a cependant fini par être abandonné, preuve qu’on peut faire reculer ce genre d’initiatives.

Captain Coyright. Source : Wikimédia Commons

Il faut également se souvenir que le projet d’accord ACTA a comporté un moment des obligations de ce genre à la charge des États signataires, en matière d’organisation de campagnes publiques de sensibilisation au droit d’auteur. Or aux Etats-Unis, cet aspect du traité a déclenché l’opposition des associations de bibliothécaires, et notamment celle de la Library Copyright Alliance (LCA) :

Le projet d’accord comporte les premiers éléments de nouvelles exigences en matière de sensibilisation et de coordination entre les autorités chargées de l’application des règles de la propriété intellectuelle, ainsi que de nouvelles exigences qui vont créer tant au niveau central que des collectivités locales de nouvelles responsabilités en matière d’application des lois dans les Etats qui auront accepté l’accord. Celles-ci comportent la mise en place de campagnes publiques de sensibilisation. Dans sa déclaration commune, la LCA aborde la question de la sensibilisation des consommateurs en recommandant la mise en place de campagnes éducatives sur la propriété intellectuelle qui présente une vision juste et équilibrée à la fois tant des droits exclusifs que des limitations et exceptions (…)

L’Hadopi semble pour l’instant vouloir s’appuyer au niveau des collectivités locales sur les espaces publics numériques (EPN) et sur les écoles. Mais le risque est grand qu’elle ne s’arrête pas en si bon chemin et tente d’associer les bibliothèques publiques,  lieux importants pour l’accès à internet, à sa campagne de communication. D’ailleurs, il existe des EPN en France qui sont localisés dans des bibliothèques ou qui travaillent en collaboration avec celles-ci.

Il me semble qu’il est du devoir des professionnels de l’information que sont les bibliothécaires et les animateurs d’EPN de rester extrêmement vigilants face à ce qui se prépare, pour éviter d’être embrigadés au service d’une cause qui nierait certains aspects essentiels de leurs missions. J’espère aussi que les enseignants en milieu scolaires sauront se mobiliser contre cette dérive. De l’enseignement des aspects positifs de la colonisation à la défense de l’internet « civilisé », il y a à mon sens un lien évident !

Mais il y a beaucoup plus grave dans cette manœuvre de l’Hadopi  – et sans doute dangereux à moyen terme – pour la liberté d’accès public à Internet.

J’avais écrit au mois de Janvier un billet (Hadopi = Big Browser en Bibliothèque !) avertissant sur la manière dont le mécanisme de riposte graduée peut impacter directement les personnes morales.

Dans le dernier numéro du BBF (Bulletin des Bibliothèques de France), nous avons eu confirmation de la part de deux représentants de la CNIL que les bibliothèques  (et tous les espaces publics d’accès à Internet) peuvent bien voir leur responsabilité engagée du fait des agissements de leurs usagers.

La loi Hadopi I engage également la responsabilité des titulaires des abonnements internet – en l’occurrence les bibliothèques – en cas de téléchargement illicite d’œuvres protégées à partir du réseau mis à la disposition du public, uniquement si cet accès n’a pas été sécurisé.

Certes, comme le rappelle Julien L.  dans ce billet sur Numerama, le risque principal pour les espaces publics n’est pas à proprement parler la coupure d’accès à Internet, car le juge dispose d’une marge de manœuvre pour tenir compte du cas particulier des collectivités.

Mais il y a un risque, beaucoup plus insidieux, du côté des mesures de sécurisation que l’Hadopi va finir par proposer aux collectivités pour sécuriser leurs connexions Internet. Pour échapper au délit de « négligence caractérisée » – pivot juridique de la riposte graduée – il faut être en mesure de prouver que l’on a bien mis en œuvre des moyens suffisants pour prévenir les infractions. Or l’Hadopi s’apprête à labelliser à cette fin des logiciels de sécurisation, qui auront pour effet de restreindre l’accès à Internet à partir de système de listes noires et de listes blanches, aboutissant dans les faits à une forme de filtrage , et obligeant les fournisseurs de connexions publiques à se transformer en « grands frères » de leurs usagers.

Certes, nul n’est obligé par la loi de recourir à ces moyens de sécurisation, mais la pression sera forte, notamment auprès des élus, pour faire en sorte d’éviter de voir la responsabilité de leur collectivité engagée à cause des connexions publiques mises à disposition des usagers.

Et c’est là que la campagne de communication de la Hadopi peut faire beaucoup de mal : en préparant le terrain, avec un discours déséquilibré et caricatural en direction des élus locaux, pour favoriser l’adoption de ces logiciels bridant l’internet public et portant atteinte de manière détournée à la liberté d’accès à l’information.

A vos plumes, à vos claviers, à vos téléphones !

Les élus seront sensibles aux protestations qui leur seront adressées et il n’est pas trop tard pour arrêter cette menace !

PS : Numerama vient de mettre la main sur les spots télévisés de l’Hadopi pour la promotion du label PUR. Le niveau est affligeant et cela renforce mes craintes concernant les supports à destination des EPN… Voyez plutôt :


22 réflexions sur “L’Hadopi met un pied dans les lieux publics d’accès à Internet !

  1. [Mais il y a un risque, beaucoup plus insidieux, du côté des mesures de sécurisation que la Hadopi va finir par proposer aux collectivités pour sécuriser leurs connexions Internet.]

    Les spécifications de ce logiciel ne sont toujours pas validées et la dernière consultation a reçu *TROIS* réponses.

    Je doute qu’on puisse qualifier d’insidieux quelque chose qui semble intéresser réellement si peu de gens.

  2. Tout en restant effectivement vigilant, il ne faut pas oublier une chose : quels moyens de contrôle auront-ils de vérifier que leur travail de propagande est effectivement fait ?
    Un exemple. En primaire, les élèves sont censé apprendre la Marseillaise. Combien de profs le font-ils ? Ou plutôt, combien ne le font-ils pas, certes souvent par manque de temps ?

    Concernant l’impact d’Hadopi sur les bibliothèques, je partage tes craintes. Hélas…

    1. D’accord, mais je préfèrerais franchement une résistance active aboutissant au rejet de ce projet, plutôt qu’une résistance passive.

  3. Certes la campagne publicitaire d’Hadopi est ridicule, la nouvelle comme la précédente. Mais aujourd’hui de nombreux sites et plateformes de musique en ligne demandent le label offre légale d’Hadopi (même Jamendo).
    Pourquoi ne pas saisir l’opportunité d’une négociation avec le soutien de l’AMF qui permettrait de clarifier les conditions d’accès à la musique numérique dans les bibliothèques (et sur les sites des bibliothèques) comme ce fut le cas en 1999, avec la SACEM concernant la sonorisation des espaces publics (http://www.adbdp.asso.fr/spip.php?article715 ). Il ne s’agit pas de faire le jeu d’Hadopi que de faire entrer les bibliothèques et leurs tutelles administratives et politiques dans ce débat sur la question de l’accès pour tous aux œuvres culturelles et d’avancer sur des solutions satisfaisantes pour tous.

    1. Votre commentaire est effectivement important.

      J’ai tendance cependant à penser que l’Hadopi n’est pas le bon cadre pour discuter avec les titulaires de l’usage collectif des oeuvres dans l’environnement numérique. Il me semble que c’est plutôt au Ministère de la Culture que ces questions devraient être discutées.

      Néanmoins, il est vrai que l’Hadopi a pour mission de promouvoir l’offre légale de ressources numériques. Or elle n’a jamais intégré dans ses réflexions (si ce n’est à l’état de trace dans les Hadopi Labs) le développement d’une offre adaptée en bibliothèque. Cela aurait pu être d’ailleurs un moyen intelligent d’accomplir sa mission que de s’attaquer à ce problème.

      Si une action de lobbying devait être menée auprès des élus locaux contre la campagne de communication de l’Hadopi et les risques de dérives du filtrage, il me semblerait effectivement judicieux de les alerter à propos de la question de l’usage collectif des œuvres numériques et de la mise en disposition en bibliothèque.

      Le problème, c’est de savoir comment bien faire la part des choses entre les différentes questions.

  4. Vous dites « Il y a certes d’un côté les droits moraux et patrimoniaux dont bénéficient les auteurs et leurs ayants droit, mais il existe aussi des mécanismes qui viennent contrebalancer, au nom de l’intérêt général et de certaines libertés fondamentales, le monopole exclusif des titulaires de droits ».

    Merci de résumer avec une telle concision les enjeux liés à cette usine à gaz propagandaire qu’est Hadopi. Merci de résumer ce qu’est l’enjeu de la propriété intellectuelle sur le web, et plus généralement la notion d’équilibre qui doit de tout temps caractériser le droit d’auteur. Merci de rappeler que le droit d’auteur est un monopole d’exploitation provisoire qui est accordé aux auteurs, en dérogation des libertés générales dont bénéficie tout un chacun, notamment dans l’accès et la propagation de la culture.

    Merci enfin de rappeler que cette question de l’équilibre doit être au coeur de la réflexion à mener sur l’adaptation du droit d’auteur à la société de l’information, et ce qu’on qualifie « d’exceptions » au droit d’auteur (alors qu’il s’agit justement selon moi des principes auxquels le droit d’auteur vient s’ajouter comme une exception permettant le monopole d’exploitation).

    Continuons, cette bataille est cruciale dans un contexte de capitalisme cognitif.

  5. bonjour,

    Juste un petit détail : ce serait bien de dater vos articles, que l’on voit clairement la date de publication ailleurs que dans l’url.
    Merci.
    Sinon pour Hadopi, les epn sont subventionnés pas de l’argent publique donc je trouve normal d’afficher de l’information sur les lois en cours. Même si je ne suis pas pour hadopi à titre personnel, cela ne me choque pas de relayer une information du gouvernement quitte après à en discuter de vive voix avec les usagers qui ne sont pas dénués de bon sens et savent très bien qui leur parle.
    Cdlt.

  6. Bonjour,
    tout à fait d’accord avec vous. J’aimerais juste revenir sur un point :
    « Certes, nul n’est obligé par la loi de recourir à ces moyens de sécurisation, mais la pression sera forte, »

    Il n’y a pas à attendre que HADOPI valide ou non ces logiciels, il me semble tout à fait normal que l’on enregistre qui fait quoi afin d’éviter tout abus (site à caractère illicite…).

    En effet je préfère qu’un réseau public soit « ouvert » mais ou les traces de connexions sont conservées afin de « tapper » sur celui qui aurait enfrein les règles plutôt que de « censurer » tout le monde « au cas ou »…

    Bien que la loi n’oblige pas une entité (société ou administration) à filtrer le contenu et à logger les actions effectuées, elle l’autorise.
    La CNIL dans le « Guide du travail » à destination des entreprises et administrations (mis à jour en 2010) conseille même fortement la mise en place de ce genre de solution.

    A noter que certains considèrent cela comme une obligation, quelques pistes : « Données de connexion : les personnes concernées par l’obligation de conservation de ces données » (Septembre 2008) : http://www.feral-avocats.com/fr/nos-publications/articles_de_presse/419/449.html

    Il s’agit juste là d’un avis personnel qui mérite encore réflexion car le problème ne peut se résumer en quelques lignes je le concède mais je reste persuader que ce genre de solutions pourrait éviter de « censurer » tout les utilisateurs.

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